TABLEAU III
Une halte au nord de l’Italie
Durant le noir, ambiance, chaleur, climat méridional rendu par le son (insectes, bruissements, etc.). Bande sonore ou travail vocal. Un faisceau de lumière saisit un personnage agile qui marche trottinant ou sautant, bondissant parfois. Son costume est parsemé de besaces et de poches garnies d’os blancs. Il tient dans ses mains deux bâtons au bout desquels sont suspendus des squelettes rafistolés, les uns en forme d’hommes, les autres veulent avoir l’air d’hommes, mais paraissent plutôt fabriqués avec des restes d’ossements d’animaux qui mis bout à bout tentent de reconstituer un squelette humain. Le nom de ce personnage est “Cabriole”, colporteur nomade, hâbleur généreux, conteur d’histoires insensées que seule l’agilité de sa langue et de son corps rendent crédibles, sage et fou. Il vend pour vivre des “reliques de saints” qui portent bonheur. Il transforme en “grigris” les os des saints. C’est la sagesse païenne qui se sert de la folie religieuse.
CABRIOLE (seul). Ohé ! Ohé ! Personne dans cette vallée !? Ohé ! C’est pourtant bien la route la plus fréquentée en cette saison ! Ohé ! Ohé ! (Aux squelettes.) Si vous voyez quelqu’un : criez ! Ohé ! Marcheurs, pèlerins, chevaliers ne partez pas sans un os de saint Silvert qui vous protégera de l’hiver ou une relique de la très sainte Lucie qui guérit toutes les maladies ! Ohé ! Pas âme qui vive ! Ni dans la plaine, ni sur les montagnes ! (Aux squelettes.) Toujours rien à l’horizon ! Trois semaines que je n’ai pas vendu un os ! À part un demi-tibia de saint Barnabé soldé une misère à une vieille sorcière pour touiller ses philtres de Satan, rien. ..(On entend des jappements de chiens affamés et des hurlements de loups. Cabriole se met à courir.) Ohé les saletés de saloperie, eux ils sont partout. (Il sort quelques os de ses poches et les jette en direction des aboiements, tout en courant terrorisé.)… Trois vertèbres de saint Jean et deux doigts de la bienheureuse Ingrid ce qui fait douze écus d’or pour ne pas me faire bouffer tout cru ! Quel métier ! Ah Vierge Marie, pourquoi n’y a-t-il pas un saint, pas un seul petit saint pour protéger les vendeurs d’os de saints ! (Aux squelettes.) Eh les gars, là-bas quelqu’un ! Enfin ! Allons-y ! Ohé ! Ohé ! Attendez ne partez pas sans un morceau du pied de sainte Camille qui enrichira votre famille ! Ohé ! (Il s’approche de l’homme qu’il avait aperçu, il est replié au pied d’un arbre, ne bouge pas.) Bonjour monseigneur, je me présente : Cabriole, je… bonjour… vous dormez ? Oh ! (Il le secoue par la manche, l’habit de l’homme lui reste dans les mains, tandis qu’un squelette tombe par terre ! Cabriole fait un bond en arrière.) Il est mort ! (Il s’approche, le regarde.) Tout jeune vingt ans à peine ! Mourir à cet âge-là, ça ne peut être qu’un martyr ! Un saint martyr, un jeune saint martyr. (Il regarde derrière le col de son habit et lit le nom écrit.) Matthieu ! J’en ai déjà un ! Mais deux saints Matthieu valent mieux qu’un ! (Il accroche son squelette à un bâton.) Me voilà remboursé des vertèbres de saint Jean et des doigts d’Ingrid ! Allez viens Matthieu… je te préviens en ce moment ce n’est rose tous les jours. (Il se remet en marche.) Ohé, marchands, pèlerins, chevaliers, ohé ne partez pas sans… (On entend une immense troupe d’hommes en marche, certains chantent, cliquetis d’armes, le cadencement des pas… on ne les voit pas.) Qu’est-ce que c’est ! Vierge Marie, vous m’avez exaucé ! Des milliers et des milliers d’hommes en marche ! La fortune ! (Il saute pour attirer l’attention.) Hop ! Hop ! Regardez Cabriole ! Il vous apporte des porte-bonheur, Hop ! (Il regarde ses os.) Je n’en aurai jamais assez ! Je les couperai en dix ! Hop ! Hop ! Par ici ! (Le bruit de la marche s’amplifie, devient terrifiant, le martèlement des pas, le crissement des chariots, les chants gutturaux, le hennissement des chevaux, le frottement métallique des armes, prennent peu à peu une sonorité effrayante, c’est les habitants de l’enfer sortis du ventre fumant de la terre qui sont en marche. L’enthousiasme de Cabriole devient hésitant, puis se transforme en inquiétude, et l’inquiétude en peur. S’arrêtant dans son élan, puis reculant.) Ouhla ! Tout ça ne me semble pas très catholique !… (Musique et bruit redoublant.) Non ! Non ! Ce ne sont pas des acheteurs, de saints… Ils marchent comme des hyènes… Vierge Marie ! Ils ressemblent à des barbares… (Aux squelettes.) Bon, si je ne veux pas vous ressembler, foutons le camp mes petits. (Il s’enfuit, la musique prenant plus de puissance l’immobilise tremblant, il se retourne.) Des Huns ! Ce sont des Huns ! Ou Attila ! Des envahisseurs ! Des sauvages qui s’emparent de l’Italie ! Et personne ne m’a prévenu ! Oh oui c’est Attila ! Je le reconnais ! Vierge Marie ! Ils ont des têtes de loups ! Matthieu dis-moi, c’est eux qui t’ont boulotté ? Réponds ! (Il se met à trembler, tous les os font de même.) Quoi ! Je rêve ! Pincez-moi ! (Il fait deux pas en avant.) Non je ne rêve pas ! Là-bas une croix, oui c’est bien une croix ! Ce sont des Huns avec une croix ! Donc ce sont des bons, des chrétiens-Huns avec des gueules de hyènes et Attila, mais avec une croix ! Ouf j’ai eu peur ! Merci Vierge Marie ! J’ai cru un instant qu’on était envahis par des barbares alors qu’on est envahis que par des Huns chrétiens ! Hop ! Hop ! Hé ! Partez pas sans le coude de sainte Blandine qui vous débouchera les narines ! Hop, ici c’est Cabriole : chansons ? Traductions ! Porte-bonheur ! (Aux squelettes.) On a eu chaud ! (La scène s’éclaire, un groupe de croisés fait une halte parmi lesquels Josepha, François, Bonnehache, etc.) Messeigneurs, à ce que je vois j’arrive à temps ! (Aux squelettes.) Ça va ils ont tous une croix ! Je suppose qu’avec tant d’hommes, de carrioles, de vieux, d’enfants et de dames, vous partez conquérir l’empire du Japon et tout de suite après la lune et Jupiter ! Et vous alliez le faire sans un petit bout d’os à votre cou ! Pauvres conquérants ! Un peu plus et c’était la défaite assurée. Alors j’ai pour dix écus… (Il montre la marchandise.)
ROLAND BONNEHACHE. Eh toi !
CABRIOLE. Monseigneur… Non ! Non ! Les autres après, monseigneur est le premier ! Une très belle rotule de saint André est à mon avis et sans vous commander ce qu’il y a de mieux pour un homme de votre intelligence… et puis…
ROLAND BONNEHACHE. C’est par ici Jérusalem ?
CABRIOLE. Jérusalem ?
FRANÇOIS. Oui la cité des Jésus… comment est-elle ? L’as-tu déjà vue ?
CABRIOLE. Si je connais Jérusalem ?!! J’y suis né ! Ainsi que mon père, ma mère et quarante oncles et tantes.
JOSEPHA. Alors c’est encore loin ?
CABRIOLE (gêné). Loin ?… Loin ?… Si par “loin” vous entendez “près” alors c’est loin, mais si par loin vous entendez “loin” alors c’est près !
L’OFFICIER. Allons-y ! Debout ! Il n’y a pas de temps à perdre, ce genre de repos fatigue ! Debout ! Eh toi tu vas obéir, n’oublie pas que je suis sergent ! Sergent !
CABRIOLE. Inutile vous n’y arriverez pas !
FRANÇOIS. Que dis-tu pauvre fou ! Que dis-tu ?
CABRIOLE. Je dis que jamais vous ne pourrez atteindre Jérusalem.
ROLAND BONNEHACHE. C’est pas la route ?
CABRIOLE. Si sire, toutes les routes mènent à Jérusalem.
UN HOMME. C’est un nègre envoyé par les Turcs !
CABRIOLE. Donnez à boire à cet homme il n’est pas encore assez ivre pour me faire rire !
UNE FEMME. Pourquoi n’y arrivera-t-on pas ?
CABRIOLE. Ah voilà ! Voilà une cervelle bien charpentée : elle pose une question. Pour voler, il faut des ailes, un bel oreiller se fait avec des plumes, pour manger il faut des dents, eh bien pour parvenir à Jérusalem il faut…
FRANÇOIS. La foi et je l’ai.
CABRIOLE. Ça ne suffit pas, il faut…
BONNEHACHE. Une hache pour couper les infidèles en quatre !
CABRIOLE. Ça n’en fera pas quatre chrétiens, ça ne suffît pas, il faut…
JOSEPHA. Donner son corps, son âme, aimer…
CABRIOLE. Oui très bien, mais encore.
UN HOMME. Allez assez ! Puisque je vous dis que c’est un Maure envoyé par les islamiques !
CABRIOLE. Encore deux gorgées et il sera parfait !
BONNEHACHE. Alors petit mariole, que faut-il pour atteindre ce Jérusalem.
CABRIOLE. Moi ! Eh oui c’est comme ça ! Si vous achetez un os de mes saints spécialisés dans la protection des voyages Occident-Jérusalem aller et retour vous êtes non seulement certains de dormir dans les murs de la sainte cité, mais aussi de revenir sains et saufs ! Et quand je dis sains et saufs, cela veut dire saints et saufs.
JOSEPHA. Vrai ?
CABRIOLE. Que je sois damné si je mens.
L’HOMME. Il l’est déjà !
CABRIOLE (éclate de rire). Cette fois, il a trop bu, il dit la vérité ! Alors ?
Tous se précipitent sur lui.
CABRIOLE. Doucement ! Le menton de saint Grégoire, voilà, oui mettez-le en sautoir, trois écus. Le métacarpe de sainte Blandine contre la famine, six écus. Le nez de saint Matthieu, non monseigneur, c’est pour les yeux ! Quatre écus, doucement ! Doucement ! (Musique. Il se fait prendre d’assaut tous ses os, les pièces volent.) L’avant-bras de saint Thomas…
UNE FEMME. Mais tu l’as déjà vendu six fois !
CABRIOLE. C’est un miracle ! Merci saint Thomas ! La tête de saint Gautier ?
UN HOMME. Je l’ai déjà.
CABRIOLE. Pardon c’est celle de saint Albert : ils se ressemblaient !
UNE FEMME. Vous n’avez rien de sainte Agathe ?
CABRIOLE. Si, deux omoplates. ..(À un homme lui prenant la jambe.) Non ça c’est à moi…
L’OFFICIER. Allons, ça suffit, partons !
Il ne reste plus rien à Cabriole. La musique de marche reprend, les hommes et les femmes ont disparu. Il est de nouveau seul capté par le faisceau de lumière.
CABRIOLE. Vous partez à la guerre ? On dirait que vous en revenez.
FRANÇOIS. Sous les trompettes et les drapeaux nous avons tué… déjà.
UNE FEMME. Et cela est juste et bien.
FRANÇOIS. Dans les rocs, près des villages blancs en Pologne, nous avons tué déjà.
LA FEMME. Et cela est juste et bien.
JOSEPHA. Des hommes et des femmes aussi… beaux… belles… cheveux noirs et mains douces… avec leurs enfants aussi.
ROLAND BONNEHACHE. Il a bien fallu que je le fasse.
LA FEMME. Nous avons tué déjà, et cela est juste et bien.
ROLAND BONNEHACHE. Regarde ma hache, elle ne coupe plus, j’en ai tué… tué… tué.
L’OFFICIER. Frapper, frapper, frapper dans la vermine, pires que les Maures, pires que les Turcs.
ROLAND BONNEHACHE. Frappez, frappez dans la vermine, qu’on nous criait.
FRANÇOIS. Pires que les Maures, pires que les Turcs.
LA FEMME. Et cela est juste, juste et vrai.
JOSEPHA. Ennemis du Christ, ennemis du Christ.
ROLAND BONNEHACHE. Cinq cents villages nous avons brûlé. Du feu, du feu…
FRANÇOIS. Du feu dans le ciel et derrière les yeux de chaque croisé… on a frappé.
L’OFFICIER. Frapper, frapper.
LA FEMME. Et cela est bien et cela est juste.
JOSEPHA. Ennemis du Christ, pires que les Maures, pires que les Turcs…
CABRIOLE. Pires que les Maures ? Pires que les Turcs ? Santa Maria. Au nord, vers la Pologne ! Santa Lucia ! Je ne connais pas ces gens… des diables sûrement.
ROLAND BONNEHACHE. Cinquante mille nous en avons rassemblé, étouffé à coups de caillasses dans la gueule.
JOSEPHA. Et saigné, jusqu’à détremper la bure des moines marcheurs, et saigné, jusqu’à rougir la terre, et saigné jusqu’à rendre le sang joyeux comme le vin, et saigné jusqu’à inonder leurs maisons, et saigné, jusqu’à ce que tous prennent joie à les saigner.
CABRIOLE. S’ils saignent, ce ne sont pas des démons…
LA FEMME. Et saigné, parce qu’il fallait les saigner.
L’OFFICIER. Frapper, frapper dans la vermine. (Il éclate de rire.)
LA FEMME. Ennemis du Christ, ennemis du Christ.
CABRIOLE. Hé la fille, à part les démons, le Christ a-t-il d’autres ennemis ?
FRANÇOIS. Les juifs… c’étaient des juifs… sous les trompettes et les drapeaux cinquante mille juifs ont été tués.
Tous se mettent en marche.
CABRIOLE (après une hésitation). Je les suis, je ne risque rien, de toute façon ils deviendront squelettes.